dimanche 3 mars 2013

MOLIERE

Voltaire écrit dans Le Siècle de Louis XIV : " Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde."
Et ailleurs : "Molière a fondé l'école de la vie civile."

Bossuet appelle Molière "ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, ce rigoureux censeur des grands canons" et il ajoute que la morale du théâtre n'attaque que le ridicule du monde en lui laissant toute sa corruption. Il est certain que la comédie n'est pas une école de grandeur d'âme. Il suffit qu'elle soit "l'école de la vie civile." C'est l'éloge que Voltaire fait de Molière, avec raison. Molière nous enseigne, en effet, "les bienséances du monde" et non seulement les qualités mondaines, mais les vertus sociales. A son école, on deviendra un "honnête homme."

I. Il critique tout ce qui est opposé aux bienséances.
1. Les modes ridicules, les exagérations de costume... rubans, canons, perruques, ongle long (marquis)... longues robes des médecins...
2. Les manières affectées, le langage précieux (Précieuses ridicules).
3. Les prétentions sottes : femmes savantes... bourgeois qui veulent sortir de leur condition... poètes malgré Minerve... mariages mal assortis...
4. L'humeur atrabilaire, le mauvais caractère, (Alceste.)
5. Les vices qui nous rendent ridicules : l'hypocrisie, l'avarice, etc.

II. Il ne se contente pas de dire ce qu'il ne faut pas faire, il donne les règles de la bonne compagnie, il trace le portrait de l'honnête homme, de la femme, de la jeune fille idéale (Henriette).
Il enseigne les bienséances.
1. Avant tout, rester naturel, simple, raisonnable, fuir toute affectation, tout excès, être soi-même : ni science ni dévotion exagérées.
La parfaite raison fuit toute extrémité.
Et veut que l'on soit sage avec sobriété. (Misanth., I,1.)
(Noter que Philinte ne représente pas absolument la pensée de Molière, il a sa personnalité propre, comme Chrysale.)
Dans les Femmes savantes, Clitandre est le porte-parole de Molière (cf. Acte I,3). Dans le Tartuffe, c'est Cléante : "C'est le personnage honnête de presque toutes les pièces de Molière, et la réunion de ces rôles formerait peut-être un cours de morale à l'usage de la société."
2. Etre charitable et tolérant. Les vrais dévots
... Ne censurent pas toutes nos actions...
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui...
Jamais contre un pêcheur ils n'ont d'acharnement... (Tart. I,5).
Philinte disait : Je "prends tout doucement les hommes comme ils sont". Ainsi l'honnête homme doit être vertueux, mais aimable et de bonne compagnie... il doit savoir supporter les autres.

Molière nous instruit en nous divertissant. Si ses idée morales ne sont pas très élevées, il nous donne d'utiles leçons de morale sociale.

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"Aimer Molière, c'est, savez-vous, avoir une garantie en soi contre bien des défauts, des travers, des vices d'esprit." SAINTE-BEUVE.

La morale de Molière a été très attaquée (Bossuet, Fénelon, Jean-Jacques)... Il est certain qu'il n'enseigne pas la vertu. Ce n'est pas son rôle. Il suffirait qu'il nous apprenne les "bienséances", comme dit Voltaire. Mais il fait plus, il nous met en garde contre bien des défauts, des travers, des vices d'esprit.

I. Aimer Molière, c'est ne pas aimer tout ce qu'il combat.
1. Défauts : avarice, hypocrisie
2. Travers : dévotion niaise, humeur atrabilaire, sottes prétentions, toutes les exagérations et manies, quelles qu'elles soient.
3. Vices d'esprit : préciosité, fausse science, sottes vanités (marquis), etc.
En résumé, Molière se fait l'apôtre du vrai, du naturel, de la simplicité dans les moeurs, dans les manières, le langage... Soyons nous-mêmes.

II. Comment Molière nous fait-il détester ces défauts ?
1. En nous montrant les conséquences funestes qu'ils peuvent avoir dans la famille et la société. (Harpagon, Philaminte. Tartuffe, Orgon, etc.)
2. En les rendant ridicules... Il est possible que le rire soit une arme insuffisante contre les vices (un avare ne se corrigera pas en voyant Harpagon, un hypocrite, après avoir vu Tartuffe)... Il est efficace contre les manies et les travers. Molière s'adresse à notre vanité. Nous ne voulons pas être ridicules. Qui de nous voudrait ressembler à Oronte, aux marquis, à M. Jourdain ?

III. Portée du théâtre de Molière.
1. Parce que les honnêtes gens sont ridicules chez Molière, il ne faudrait pas se hâter de conclure qu'il rend la vertu ridicule. Les travers dont il se moque ne sont pas inséparables de la vertu qu'ils déparent. Orgon pourrait être dévot, sans être niais ; Alceste franc, sans être atrabilaire, etc. Molière s'adresse à ceux qui pourraient leur ressembler, il les met en garde contre des exagérations ou des déformations possibles...
2. Il leur rend encore un autre service, il les avertit que le monde est plein de Tartuffes, de Trissotins, de marquis plus ou moins authentiques qui ne demandent qu'à exploiter leurs manies qu'ils flattent et à vivre à leurs dépens.

La morale de Molière n'est peut-être pas très élevée, elle n'est pas absolument pure (il faut faire des réserves sur certaines pièces où Molière parle légèrement de choses très sérieuses : religion, mariage)... elle est parfaitement saine. Un homme qui aime Molière aura horreur de l'hypocrisie et du mensonge, il sera à l'abri des grimaces des faux dévots et des faux savants, des charlatans de toute espèce... Il détestera toute affectation, toute outrance. Il aimera et cultivera ces qualités si françaises : franchise, simplicité, modération. Il sera un parfait "honnête homme."

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"On peut définir ainsi la comédie, l'art de faire servir la malignité humaine à la correction des moeurs." CHAMFORT

La comédie corrige les hommes en les divertissant : castigat ridendo mores. Le poète comique n'est pas un prédicateur ni même un moraliste de profession. Il ne s'adresse pas à ce qu'il y a de plus élevé en nous et nous lui demandons surtout de nous faire rire : on ne va pas à la comédie comme au sermon. N'empêche qu'on peut quand même en tirer un certain profit moral. Molière nous servira d'exemple.

I. La comédie utilise la malignité humaine. 
Nous allons à la comédie pour rire et nous moquer, car nous sommes naturellement méchants et heureux de voir les autres en faute ou en posture ridicule. Molière donne amplement satisfaction à ce penchant. Il nous fait rire :
1. des travers, des ridicules, des manies plus ou moins inoffensives : affectation dans le langage et les manières (précieux, marquis) ;
Vanité, sottes prétentions (bourgeois gentilhomme) ;
Science livresque unie à la sottise (médecins, femmes savantes) ;
Maris menés par leurs femmes, malades bien portants, etc. ;
2. des vices qui nous sont présentés comme ridicules. L'avare, l'hypocrite sont odieux sans doute, leurs vices ont des conséquences désastreuses pour eux et pour leur famille. Mais ils ne nous font pas peur, ils nous font rire et par leur attitude, et par leurs mots (Sans dot... Le pauvre homme...) et par les situations grotesques où leurs manies les conduisent (Orgon sous la table, Harpagon volé) ;
3. des gens vertueux eux-mêmes, car c'est un fait que les honnêtes gens sont souvent ridicules chez Molière : les uns sont niais et trop confiants (Orgon), les autres sont grincheux et atrabilaires (Alceste), et c'est un effet de notre malignité d'aimer trouver des ridicules chez ceux que nous estimons.

II. Cela peut-il nous corriger ?
Il faut distinguer :
Cela ne peut pas nous inspirer l'amour de la vertu pour elle-même.
Cela ne peut pas non plus corriger les coquins, les avares, les hypocrites... Mais cela peut nous corriger de nos manies et de nos travers, et le profit n'est pas mince. Nous n'aimons pas qu'on se moque de nous. Nous préférons même quelquefois exciter la crainte et l'indignation plutôt que la risée.
Et ce sont les honnêtes gens surtout qui ont à gagner à la lecture des pièces de Molière. Il n'est pas inutile qu'on les mette en garde et contre certains travers d'esprit auxquels ils sacrifient volontiers et contre les coquins et les hypocrites qui les exploitent.

La comédie nous apprend à ne pas être ridicules. Cela a été dit sous cent formes différentes et reconnu même par ceux qui attaquent la morale de Molière (Bossuet).

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"Peut-être faut-il être jeune pour s'égayer habituellement à la lecture de Molière et en général des poètes comiques. Oui, la comédie en elle-même est plus triste que la tragédie." VINET

Que la comédie de Molière laisse un arrière goût d'amertume, la remarque a été souvent faite. Quelle mâle gaîté si triste... Vinet dit plus : il compare avec la tragédie, il généralise. Sous un air paradoxal, cette pensée a un grand fond de vérité, elle sent, d'ailleurs, son époque ; le romantisme nous a habitués à dramatiser l'existence. La vie est une comédie pour l'homme qui pense, et une tragédie pour l'homme qui sent.

I. Cette pensée est paradoxale.
La comédie et la tragédie se partagent la vie, l'une prend le rire, l'autre les larmes. Un poète tragique met tout en usage pour nous attendrir. Racine fait pleurer. On nous expose de grandes infortunes, les malheurs de grands personnages, des séparations cruelles (Le Cid), des passions qui déchirent ou s'exaspèrent jusqu'au crime, de touchantes victimes. Le poète comique au contraire, veut nous égayer et tout lui est bon pour cela : situations comiques, personnages faits de contrastes, mots drôles, mots répétés, exagérations caricaturales, bouffonneries.

II. Elle contient, cependant, une grande part de vérité. 
1. Et, cependant, il est bien vrai qu'au fond la comédie est triste.
Le tableau qu'elle nous présente de l'humanité n'a rien d'enchanteur. Elle ne voit que les vices, les travers, les ridicules : des avares, des hypocrites, de faux savants, des imbéciles, etc... Il y a bien peu d'honnêtes gens dans le théâtre de Molière, au moins parmi les personnages agissants. C'est que les honnêtes gens ne sont guère amusants. Aussi, quand il nous en présente, il les rend grotesques par quelque endroit (Alceste). Au contraire, les coquins, les faibles, les maniaques, les maladroits se mettent et mettent les autres dans des situations bien bizarres.
Tout cela ne peut pas ne pas faire rire. Mais précisément, à bien réfléchir, tout cela au fond est triste, car il s'agit toujours de gens qui sont victimes de leur propre sottise ou méchanceté ou de celles des autres.
Le sujet des comédies en soi est toujours triste. Un hypocrite s'introduit dans une famille, un père avare ou sottement dévot fait le malheur des siens, etc.
2. Sans doute la tragédie n'est pas plus gaie ; elle met en scène des scélérats et des fous, mais même les criminels ont un air de grandeur, et que de beaux exemplaires d'humanité, non seulement dans Corneille, mais dans Racine ! Elle nous donne une haute idée de nous-mêmes.
Enfin elle nous maintient dans une atmosphère de "tristesse majestueuse."

On comprend donc le mot de Vinet... Notons, d'ailleurs, qu'il dit s'égayer habituellement... et à la lecture. A la représentation, on ne peut pas ne pas se laisser aller de bon coeur à l'impression voulue par le poète. Et les hommes les plus graves aimeront de temps en temps se divertir sans arrière-pensée dans la compagnie des poètes comiques...

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Par quelles qualités, particulièrement françaises, Molière nous parait-il mériter l'admiration durable de la France ?

Molière fut très combattu de son vivant, mais après sa mort, on lui rendit justice et la postérité ne s'est jamais démentie à son égard... Les Romantiques traitèrent Boileau de perruque et Racine de polisson, ils professèrent toujours la plus grande admiration pour Molière, comme pour Corneille. Ici le peuple est d'accord avec les lettrés. Il n'est pas d'écrivain plus aimé et plus populaire. Cette admiration durable s'explique parce qu'en lui plus qu'en aucun autre nous reconnaissons "les qualités vraiment françaises."

I. Le bon sens, l'équilibre, la parfaite santé morale, la sagesse souriante et moyenne. Le Français se défie des emballements, bien qu'il y soit parfois sujet, il déteste toute exagération (Montaigne, Boileau)... C'est le bon sens qui a guidé Molière dans sa lutte contre les moeurs du siècle.

II. L'esprit et le sens du ridicule. 
1. Molière n'est pas spirituel à la façon de ces auteurs dont tous les personnages "font des mots". Son esprit consiste à bien observer et à peindre juste... Il a l'esprit de ses personnages qui tous parlent suivant leur situation et leur caractère...
2. Il excelle surtout à saisir et à rendre les ridicules, et c'est un talent qu'on reconnaît encore aux Français... Caricatural et vrai... Alceste, Tartuffe, etc., sont comiques sans le savoir.

III. La gaieté et le sérieux.
Rire franc, large, irrésistible, non seulement dans les farces, mais même dans les grandes comédies : Tartuffe. Cette gaîté n'est pas frivolité, ce rire n'empêche pas de penser, bien au contraire. Quelle mâle gaîté si triste et si profonde... Et cela encore plaît aux Français qui sous des dehors de légèreté sont, au fond, réfléchis et sérieux. Toute une philosophie se dégage du théâtre de Molière.

IV. L'esprit de société.
Si l'homme est un animal sociable, le Français est l'homme par excellence, comme dit Montesquieu. C'est précisément le mérite de Molière de nous enseigner "les bienséances du monde."

V. La franchise.
Et qu'on ne dise pas : c'est peu, car à défaut d'autre vertu, il nous inspire au moins l'amour de la franchise, cette qualité si française... Tartuffe... En face de cet hypocrite, quelle belle galerie d'"honnêtes gens" : Cléante, Ariste, Clitandre, Béralde, sans parler de Chrysale et d'Alceste, en qui on retrouve ces traits communs, le culte du vrai, le goût de la simplicité, le parler franc, dru et droit...

Molière exprime donc en perfection quelques-uns des aspects de notre âme nationale et il incarne ce qui en nous, peut-être, plait le plus aux étrangers... Aussi est-il goûté partout comme en France. Avec Shakespeare, Goethe, etc., il n'appartient pas seulement à un pays, mais à l'humanité, il est l'un des rares noms de la littérature universelle.

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