Les hommes de science, jusqu'alors, dédaignaient les "montreurs d'ours" qu'ils assimilaient aux bohémiens et aux vagabonds... Ils oubliaient que le dressage des grands fauves est une technique expérimentale qui s'appuie sur la psychologie animale et trouve sa finalité.
Une soirée au cirque. Dans la cage ronde, un homme en complet. Autour de lui, des fauves qui n'ont pas l'air commode. Il les fait travailler. Cet homme-là vit dangereusement, on s'en rend compte, et c'est cette seule réalité qui nous fait porter intérêt au spectacle, car le reste, le principal du dialogue entre l'homme et la bête, nous échappe.
Tous les grands dompteurs ont confié leur expérience des fauves, le secret de leur autorité et le sens de la relative immunité qu'ils réussissent à obtenir de la part de leurs bêtes. Depuis, cela a été étudié et traité par d'autres, qui, sans affronter les fauves à la manières des dompteurs, n'en ont pas moins une grande connaissance de la psychologie des animaux. Le directeur du jardin zoologique de Zurich, considère le cirque comme un "centre de psychologie animale".
La science, jusqu'à présent, dédaignait le dressage des cirques. Cette grande dame ne considérait un numéro mis au point que comme un ensemble de réflexes artificiellement conditionnés. Le cirque pouvait intéresser le public, mais les exercices de dressage restaient sans signification psychologique. On oubliait le processus du dressage, les étapes que doit franchir l'animal sauvage avant de devenir dompté, maniable. Ce directeur a attiré l'attention de la Science sur la technique expérimentale du dressage des grands fauves. Car, au cirque, face à l'homme qui s'est imposé en maître, se révèle la psychologie de l'animal.
Dompter un fauve, qui vient d'être privé de liberté quelques semaines plus tôt pour être tombé dans le piège que lui a dressé l'homme, n'est pas chose des plus aisées. Il faut d'abord habituer l'animal à la présence humaine. L'homme, protégé par les barreaux de la cage, se borne tout d'abord à échanger des regards avec le fauve. La panique et sa "fille aînée la cruauté" se lisent dans les yeux de ce dernier. L'homme cherche petit à petit à jeter des ponts sur le fossé d'hostilité et de peur qui le sépare de la bête. Pour cela, il faut que l'homme soit sûr de lui-même, qu'il pratique une discipline de la volonté sans laquelle il lui sera impossible d’acquérir l'ascendant nécessaire à son entreprise.
La supériorité que doit montrer l'homme sans la cage n'admet aucun truquage. Si le dompteur s'impose, c'est qu'il ne bluffe pas ; le fauve est rarement dupe et reconnaît lui aussi quand son vis-à-vis manque d'assurance.
Mais revenons aux premiers contacts entre l'homme et la bête. Le dompteur passe des heures en compagnie du fauve, devant la cage, hors de portée des griffes. C'est lui qui soigne et nourrit l'animal, l'appelle par le nom qui lui a été donné. Chaque fois qu'il donne de la viande, le dompteur la garde en main, l'imprègne de son odeur qui devient familière au fauve. Un jour, la bête est introduite dans la cage de travail. L'homme n'y est pas ; il se trouve à l'extérieur. Cela n'empêche pas l'animal d'extérioriser une très grande nervosité : il fait le tour de cette nouvelle prison, inconnue de lui. Il tourne inlassablement, "fait les grilles". De l'autre côté de celles-ci, l'homme parle. peu importent les mots, sinon le nom même du fauve : "Rajah, Rajah..." Tout est dans la sourde musique de la voix.
Cette première sortie dépayse totalement le fauve. La viande que lui donnera son maître, il la refusera. Croire que Rajah n'a aucune faim ce jour est erroné : lorsqu'il aura regagné sa cage coutumière, il ne repoussera pas la viande offerte. La portion de ce jour sera plus conséquente que celle des jours précédents. Rajah doit apprendre que le travail en cage sera toujours suivi d'un bon festin.
Enfin arrive le jour où l'homme et la bête vont se retrouver entre "quat'z yeux" enfermés dans les mêmes grilles. Ils ne sont guère plus rassurés l'un que l'autre, mais, comme le dit un homme dompteur du cirque Bouglione "dans les cas critiques, il (l'homme) doit être celui qui a le moins peur, ou du moins celui qui reste le plus maître de sa peur." Cette première entrevue est de la plus grande importance. Non seulement parce que c'est là plus qu'en d'autres occasions que peut survenir le drame : le fauve peut se jeter sur le dompteur, le blesser plus ou moins grièvement, à la limite le tuer ; ou encore, pour dégager l'homme, peut-être faudra-t-il abattre la bête... Minute de vérité pour l'homme, cette confrontation l'est également pour le fauve. sera-ce une bête peureuse, ou une furie chargeant sans répit ? Dans ces deux cas, le fauve sera inutilisable pour le cirque. Aura-t-on affaire à un fauve indifférent ou amorphe que le dompteur devra réveiller et exciter au bâton afin qu'il exhibe quelque hostilité, ou à un "affolé" qui ne tiendra jamais en place et qu'il sera impossible de faire travailler ?
L'homme est au milieu de la cage : il doit disposer de toute la place, être libre de ses mouvements. Le fauve attaque. Il est arrêté par les pieds de la chaise que l'homme utilise en guise de bouclier. Le fauve se montre surpris d'un tel échec. Il va revenir de nombreuses fois à l'attaque ; chaque assaut étant invariablement stoppé. Il renoncera rapidement. En cage, comme en liberté d'ailleurs, les grands fauves se lassent vite. Tout n'est pas gagné à partir de ce moment, car le lion va réagir dans un sens inverse : désormais, voyant qu'il ne peut l'atteindre, il fuit l'homme qui le met en échec. Ce réflexe se déclenchera dès que l'homme s'approchera un peu trop, au point d'entamer ce que les spécialistes appellent "la distance de fuite". Cette distance est variable selon les animaux, mais constante pour une même espèce. Apprivoiser un animal, c'est d'ailleurs réduire jusqu'à l'annihiler, cette distance de fuite. Il est bien sûr plus facile d'inspirer une telle confiance à des animaux appartenant à des espèces vivant traditionnellement dans la présence de l'homme.
A côté de l'instinct de fuite, on peut distinguer un réflexe secondaire : il existe une distance critique en-deça de laquelle l'animal, qui est dans l'impossibilité de fuir, joue sa dernière carte. La contre-attaque. Le dompteur utilise ce réflexe aux fins du dressage : il viole l'espace de la "distance critique" du fauve, entraînant l'attaque de ce dernier. Mais l'homme est préalablement arrangé pour qu'un tabouret ou un caisson le sépare de l'animal. Le fauve s'élance. Le dompteur, avec précision, fait en sorte d'être hors de la distance critique au moment où le fauve, pour l'atteindre, passe par-dessus le tabouret. Ne se jugeant plus "menacé", le fauve stoppe net son attaque. C'est ainsi que Rajah - revenons à lui - apprend à monter sur un tabouret, à la suite de répétitions de cette manœuvre basée sur la connaissance parfaite de son réflexe. Bientôt, il s'habitue à venir se jucher sur le piédestal. l'utilisation de l'instinct de fuite et du réflexe d'agression vont céder la place à l'appât de viande, tenu de telle sorte qu'il faille monter sur l'accessoire pour l'obtenir. Puis la viande elle-même disparaît de la cage de travail : on la sert dans la cage résidentielle du fauve, après le numéro.
Ce grand maniaque de fauve
Une fois que le dompteur a réussi à faire monter et rester l'animal sur un accessoire, il peut considérer que le dressage est en très bonne voie. Il lui faut cependant encore tenir compte de quelques autres réalités dont l'instinct spatial.
Le fauve en liberté n'est pas un vagabond : il a son domaine de quelques kilomètres carrés où, à moins d'imprévu, il passera toute son existence. Sur ce territoire, il a ses endroits spécialisés pour les repas, la toilette, les amours, le bain, le repos... Et pour se rendre de l'un à l'autre, le fauve, en grand maniaque à la vie réglée, utilise invariablement les mêmes pistes. En captivité, il en sera de même : sa cage sera son repaire, tandis que la cage de travail, avec sa place sur un tabouret déterminé, sera un point secondaire, presque un refuge. Il ne supportera pas qu'un autre s'y installe. De plus, pour s'y rendre, il emploiera toujours le même parcours, quelle que soit la place municipale sur laquelle le chapiteau du cirque aura été dressé. Lorsque les fauves débouchent du tunnel dans la cage de travail, le dompteur prend bien garde de ne pas se trouver sur l'un des passages qu'emploient les bêtes. N'avoir pas pris cette précaution risquerait de lui attirer les plus graves désagréments.
Autre réalité utilisée par le dompteur : le sens de l'imitation. Non pas que la bête prenne exemple sur celui qui la dirige, mais elle agira comme le font ses congénères. Le dompteur, en connaissance de cet instinct d'imitation, fait travailler ses "anciens" devant un nouveau qu'il feint d'ignorer. Au bout d'un certain temps, le "bizuth", qui s'ennuie sur son tabouret, rejoint les autres et montre beaucoup d'application à bien faire. Exploitant les instincts spécifiques des fauves, utilisant quelques procédés de chantage (comme l'appât de viande), grâce, enfin, à son autorité, le dompteur finit par obtenir de ses bêtes ce qu'il veut.
Un flair redoutable
Habitués à chercher leurs instructions sur le visage de leur maîtres, les fauves perçoivent instinctivement l'état psychologique de celui-ci. Aucun bluff n'est possible, car, en dehors de ses expressions, l'homme est trahi par son épiderme. Les fauves, grâce à leur flair, sentent et interprètent les changements d'odeurs liés à l'activité glandulaire de la peau.
Si la bête lit sur le visage de l'homme, l'inverse est également vrai. Les oreilles des félins, des chevaux, des éléphants révèlent l'état affectif de l'animal ; de même la peau qui se plisse autour de la gueule, l'éclat de l’œil ou la forme de la pupille. Le dompteur lit l'état psychologique de la bête, son air "faux" quand elle prépare quelque traîtrise. A observer les battements de queue d'un tigre, le dompteur peut mesurer le degré de mauvaise humeur de l'animal. Il en va tout autrement de l'ours blanc, au faciès hermétique et dont on ne peut jamais connaître l'état affectif précis. C'est d'autant plus dangereux que l'ours ne quitte jamais son dresseur des yeux et que cet animal lent et pataud possède une vitesse d'attaque foudroyante.
Enfin, pour sa sécurité, le dompteur doit connaître le mode d'attaque propre à chaque espèce, ainsi que les signes avant-coureurs qui l'annoncent la plupart du temps, et qu'il appelle les "rites".
Le grand dompteur sait qu'il ne faut jamais se fier aux apparences : la bête qui était la plus docile se révèle un jour une grande hypocrite. Il peut s'agir d'une réaction provoquée par une tension intérieure du clan des fauves ou par un manque de "tact" ou de justice de la part du dompteur. Il est d'ailleurs des moments où le fauve se montre particulièrement irritable : à la saison des amours. "Mais, lorsqu'il y a accident, ce n'est pas la faute de la bête, mais celle de l'homme", me confiait un membre de la famille Bouglione.
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