Nous savons que le père de LAMARTINE, gentilhomme, ancien officier de l'armée du roi, avait été emprisonné, comme suspect, après la chute de Louis XVI, à la fin de l'année 1792. Lorsqu'il fut libéré après le 9 thermidor (27 juillet 1794), il ne lui resta plus qu'à se retirer à Milly, petit village du Mâconnais, où il possédait une maison et quelques terres. Pendant qu'il était en prison, les paysans du village avaient occupé sa maison et fait du rez-de-chaussée leur salle des fêtes. Aussi ne la retrouva-t-il pas en très bon état. Le jeune Lamartine (il était né en 1790) n'en passa pas moins à Milly ses plus belles années : c'est Milly qui lui a inspiré les deux vers qu'on peut lire ici : "Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" et la maison de son enfance ne lui laissa que des souvenirs rayonnants. Voici l'une des premières scènes vécues dans la maison de Milly dont il se souvienne et qu'il évoque dans ses Confidences, publiées en 1849. Il se rappelle la présence, sur le clavecin (l'instrument qui a précédé le piano), de cahiers de musique du Devin de Village, opéra de J.-J. Rousseau très populaire au XVIIIe siècle.
"Il est nuit. Les portes de la petite maison de Milly sont fermées. Un chien ami jette de temps en temps un aboiement dans la cour. La pluie d'automne tinte contre les vitres des deux fenêtres basses, et le vent, soufflant par rafales, produit, en se brisant contre les branches de deux ou trois platanes et en pénétrant dans les interstices des volets, ces sifflements intermittents et mélancoliques que l'on entend seulement au bord des grands bois de sapins quand on s'assoit à leur pied pour les écouter. La chambre où je me revois ainsi est grande, mais presque nue. Au fond est une alcôve profonde avec un lit. Les rideaux du lit sont de serge blanche à carreaux bleus. C'est le lit de ma mère ; il y a deux berceaux sur des chaises de bois au pied du lit ; l'un grand, l'autre petit. Ce sont les berceaux de mes plus jeunes sœurs qui dorment déjà depuis longtemps. Un grand feu de ceps de vigne brûle au fond d'une cheminée de pierres blanches dont le marteau de la Révolution a ébréché en plusieurs endroits la tablette en brisant les armoiries ou les fleurs de lys des ornements. La plaque de fonte du foyer est retournée aussi, parce que, sans doute, elle dessinait sur sa face opposée les armes du roi ; de grosses poutres noircies par la fumée, ainsi que les planches qu'elles portent, forment le plafond. Sous les pieds, ni parquet, ni tapis ; de simples carreaux de brique non vernissés, mais de couleur de terre et cassés en mille morceaux par les souliers ferrés et par les sabots de bois des paysans qui en avaient fait leur salle de danse pendant l'emprisonnement de mon père. Aucune tenture, aucun papier peint sur les murs de la chambre, rien que le plâtre éraillé à plusieurs places et laissant voir la pierre nue du mur, comme on voit les membres et les os à travers un vêtement déchiré. Dans un angle, un petit clavecin ouvert, avec des cahiers de musique du Devin de village de Jean-Jacques Rousseau, épars sur l'instrument ; plus près du feu, au milieu de la chambre, une petite table à jeu avec un tapis vert tout tigré de taches d'encre et de trous dans l'étoffe ; sur la table, deux chandelles de suif qui brûlent dans deux chandeliers de cuivre argenté, et qui jettent un peu de lueur et de grandes ombres agitées par l'air sur les murs blanchis de l'appartement..."
Dans cette chambre, en face de la cheminée, le père lit à haute voix une traduction française de la Jérusalem délivrée du Tasse, poète italien du XVIe siècle. La mère, assise sur un canapé, tient sur ses genoux une petite fille endormie. Lamartine, plus tard, reviendra souvent à Milly, dans la maison dont tous les hôtes ont disparu et, en rouvrant la Jérusalem délivrée dont il a gardé les deux volumes, il revivra les émotions de son enfance.
"De temps en temps, à Milly, dans la même chambre, quand j'y reviens seul, je les rouvre pieusement ; je relis quelques-unes de ces mêmes strophes à demi-voix, en essayant de me feindre à moi-même la voix de mon père, et en m'imaginant que ma mère est là encore avec mes sœurs, qui écoute et qui ferme les yeux. Je retrouve la même émotion dans les vers du Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres, les mêmes pétillements des ceps dans le foyers ; mais la voix de mon père n'y est plus, mais ma mère a laissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sont changés en deux tombeaux qui verdissent sur des collines étrangères ! "
(LAMARTINE : Les Confidences.)
La maison délaissée
LAMARTINE retournait ainsi de temps en temps à Milly. Dans un poème, daté de 1857, l'un des derniers qu'il écrivit, il nous confie les sentiments qu'il vient d'éprouver lors de son dernier séjour, devant la maison inhabitée. Il est allé assister seul aux vendanges d'octobre, et un jour, pendant que les bandes de joyeux vendangeurs se répondaient d'une colline à l'autre, il s'est étendu sur l'herbe, à l'ombre de la maison en regardant les fenêtres fermées et il a pensé aux jours d'autrefois. C'est ainsi qu'un chant, comme il appelle son poème, lui monta du cœur aux lèvres. Nous en extrayons les strophes suivantes dans cette vidéo sonore... Belle écoute et merci à René Depasse...
Le poète rappelle ensuite les jours d'autrefois, ceux de son enfance, puis la disparition successive des hôtes de la maison et le poème s'achève par une méditation sur la vie et sur l'éternité.
Le poète rappelle ensuite les jours d'autrefois, ceux de son enfance, puis la disparition successive des hôtes de la maison et le poème s'achève par une méditation sur la vie et sur l'éternité.
(LAMARTINE : La vigne et la maison.)
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